L’inclusivité selon Orwell
- llb154
- 26 mars
- 7 min de lecture
Paris Horror picture show
Tranchant sur les ténèbres traversées de lueurs fantastiques, un cou livide, sanglant, décapité, émerge d’une robe de bal écarlate, avec ses vaporeux froufrous. Les mains blanches, délicates, aux ongles rutilants, portent la tête pâle : figure emperruquée, les cheveux comme dressés d’horreur ; les yeux vitreux, exorbités ; et le fard rouge sur les joues, qui semble railler la peau blème. Paysage en miroir, d’immenses gerbes de sang, hallucinées, éclaboussent la Conciergerie, comme en réponse aux grandes eaux de Versailles. C’est, en cet été 2024, le triomphe de la Terreur. Tout ce fantasme de violence esthétisée, magnifiée, érotisée, a célébré l’épisode, distillant la saveur morbide et sidérante de sinistres plaisirs.
Mais le tableau est devenu véritablement horrifique quand la pauvre tête tranchée, les yeux toujours fixes, s’est mise à chanter, d’une voix métallique, l’hymne de ses bourreaux. Quel raffinement de cruauté ; quelle cruauté, à la vérité, insoutenable, pour peu que nous n’ayons pas complètement perdu la mémoire et le sens de l’humanité. Pour peu que nous n’ayons pas tout à fait oublié que l’histoire de France n’est pas seulement un “roman” national, une fiction tout imaginaire.
Marie-Antoinette ne fut pas “l’architigresse d’Autriche”, la putain ivre de toutes les frivolités, et lestée de tous les vices, qu’on s’est complu à dépeindre ; elle fut une reine emportée dans la tourmente de l’histoire ; et non pas seulement une reine, mais une femme de chair et d’os, jetée au cachot ; une femme qui s’évanouit d’horreur quand elle vit agiter sous ses yeux, au bout d’une pique, la tête de son amie la princesse de Lamballe, que la foule avait lynchée, rouée de coups, exposée nue sur le pavé, avant qu’un émeutier, plus épris de progrès sans doute que les autres, ne lui scie la tête avec un couteau.
Marie-Antoinette ne fut pas seulement une femme, mais aussi une mère séparée de ses enfants. Son fils, le petit Dauphin, un enfant de dix ans, fut confié aux bons soins d’un couple de citoyens au service de la justice et de la liberté, qui le soûlaient de vin pour mieux le tourmenter : c’est qu’ils voulaient le forcer à porter contre sa mère une accusation d’inceste, afin de mieux instruire un procès truqué. A Paris comme à Moscou, on truque les procès comme on peut ; mais toujours au nom de l’égalité et de la fraternité entre les hommes. Et le petit Dauphin,“l’enfant Capet”, profita si bien de ces mauvais traitements qu’il mourut bientôt, dans une indifférence presque générale.
Derrière la reine, la mère, la femme, qu’on a campée sexy et rouge sang dans une cérémonie officielle offerte au monde entier, marche encore un interminable cortège : le cortège de tous les Français qu’on fit monter dans la charrette, et dont les têtes ont roulé dans l’affreux panier ; ceux qu’on a massacrés en septembre, à Paris, et ailleurs ; ceux qu’on a entassés nus et noyés dans la Loire ; ceux qu’on a fusillés en masse, à Lyon, dans des mises en scène parfois fort pittoresques, voire gaillardement sataniques - car on avait déjà, dans ces exécutions publiques dont la rage révolutionnaire n’était jamais rassasiée, non seulement le souci de la productivité, mais le sens du spectacle.
C’est là ce que l’Etat français a estimé de bon goût de célébrer cet été - en l’honneur de l’esprit sportif, et dans une joyeuse fantaisie érotico-horrifique. Pas de pitié pour la pauvre Marie-Antoinette, forcée d’articuler le lugubre “ah ça ira, ça ira !” de ses tourmenteurs ; elle n’a été exhumée que pour voir renouvelé le délicieux supplice de son humiliation. Et, dans son ombre, l’humiliation de ceux qui partagèrent son terrible sort.
Cet épisode tragique, après tout, n’a pas 250 ans. Que l’Amérique présente sa candidature aux Jeux Olympiques : nous attendons avec impatience un remake bouffon de l’assassinat de Kennedy, avec de faux morceaux de cervelle projetés sur le Capitole, la mâchoire claquant à tout vent, tandis qu’une Jakie à quatre pattes et en soutien-gorge, avec son petit bibi de travers, enverrait des baisers à la foule depuis une limousine présidentielle rose bonbon, tournant en rond comme un cheval de cirque : quel beau spectacle, n’est-ce pas ? ne serait-ce pas impayable ? Mais il vaut mieux laisser aux lecteurs les plus imaginatifs le cauchemar spectaculaire et festif que tout pays pourrait tirer des tragédies qui ont émaillé son histoire, afin que les spectateurs du monde entier se pénètrent bien de ses plus nobles traditions.
En comparaison du fantôme de Marie-Antoinette, la désormais fameuse parodie de la Cène paraîtrait presque, à première vue, bon enfant. On aurait envie de n’en retenir que le grotesque imbroglio auquel elle a donné lieu : les tableaux de plus ou moins grands maîtres que se sont tour à tour jetés à la figure détracteurs et thuriféraires ; l’aberrante argumentation circulaire qui, pour démontrer que le tableau vivant de Thomas Jolly ne parodiait pas La Cène de Léonard de Vinci, en faisait le pastiche d’un tableau néerlandais, qui lui-même parodiait le tableau de La Cène de Léonard de Vinci. Ces imbéciles de figurants, égarés sans doute par l’enthousiasme, qui apparemment avaient oublié dans les coulisses le casque à plumes et le trident, accessoires fort utiles pour attester la référence au Festin des Dieux de qui vous ne savez pas. La proclamation des meilleures intentions du monde, démenties par les figurants (encore eux !) : l’un se prenait réellement pour Jésus ; l’autre déclarait que si la fine équipe avait réussi à choquer Marion Maréchal, c’est que le coup était réussi. Pauvre Marion Maréchal d’ailleurs : elle a dû partager en effigie le sort de Marie-Antoinette, grâce à un “humoriste” qui l’a photoshopée toute commotionnée, louchant terriblement, inerte et saignant du nez.
Tout ceci ne serait pas si drôle, bien sûr, si quelques menaces de mort n’étaient pas réellement et en même temps proférées, ni si une ou deux têtes n’avaient pas réellement et récemment roulé sur le pavé.
Fort heureusement quelques infections à la bactérie E. Coli, habitante naturelle de la Seine, ont bientôt détourné l’attention du public - et surtout des “pisse-froid”, ces gens qui décidément ne savent pas s’amuser. Macron les avait prévenus : ces jeux seraient les plus inclusifs de tous les temps. Or les hyperboles macroniennes doivent être prises au pied de la lettre, comme nous ne l’avons que trop bien appris.
Et puis en quoi, on se le demande, représenter Jésus en robe et gros nichons, banquetant parmi des apôtres queers, serait-il une offense ? N’at-il pas bien le droit de prendre un peu de bon temps, lui aussi ?
Paris 2024, épiphanie woke
Qu’il faille expliquer que le détournement de symboles religieux constitue par définition une profanation, et que le blasphème à titre privé étant une chose, l'opportunité de jeter allègrement un blasphème d’Etat à la face du monde, au nom d’un peuple qui ne l’a pas demandé, en est une autre, qui peut à bon droit donner matière à quelque débat, révèle à quel degré d’indigence intellectuelle certains sont tombés ; à moins qu’il ne s’agisse évidemment de mauvaise foi, et de la plus crasse (mais est-il utile de choisir entre deux maux qui vont si bien ensemble ?).
Quoiqu’il en soit, le bric à brac symbolique et allégorique qui a agrémenté les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux indique assez que l’inclusivité n’est pas affaire d'athéisme, mais de religion nouvelle, estampillée “matériaux recyclés”. Elle a ses doctrinaires, ses processions ; il est bien naturel qu’elle se cherche un culte.
Au-delà toutefois des partis pris chrétien ou païen, républicain ou royaliste, qu’il s’agisse de Jésus ou de Marie-Antoinette, on ne remarque pas assez à quel point ses promoteurs ont choisi d’ignorer officiellement la réalité de la souffrance humaine, à quel point ils ont choisi officiellement de défigurer, de tourner en dérision la réalité de souffrances qui sont parmi les plus cruelles, parmi les plus injustes que l’homme a infligées à l’homme. On a déjà dit quelques mots du calvaire de Marie-Antoinette. Mais la Cène, faut-il le rappeler ? n’est pas non plus une joyeuse orgie : c’est le ce dernier repas, celui où Jésus s’offre par avance en sacrifice et donne sens au martyre de l’innocence, quelques heures seulement avant que ses bourreaux, excités et secondés par une foule enragée, ne le lacèrent de coups de fouet, ne lui crachent au visage, ne le coiffent de la couronne d’épines en signe de dérision, ne le crucifient, et ne lui offrent, pour toute compassion dans son agonie, à boire que du vinaigre.
Que voulez-vous : humilier le Christ n’est pas une audace inouïe ; ce n’est qu’une vieille rengaine.
Et l’inclusivité, cette hypersensibilité à toutes les couleurs de l’arc en ciel, s’avère parfaitement insensible aux souffrances de cet homme, dont le message a façonné notre civilisation, comme aux souffrances de la reine Marie-Antoinette et de tous les Français tombés avec elle sous les coups des passions révolutionnaires, et de l’atroce loi des suspects. L’inclusivité trie sur le volet ceux qui auront droit à sa compassion : infinie pour les uns, nulle pour les autres. Il faut d’abord avoir sa carte du parti. Ne vous méprenez surtout pas à l’intransitivité du mot : l’inclusivité n’a rien d’universel. Elle est même, tout à l’inverse, hyper exclusive. C’est une inclusivité orwellienne. Autant dire une fraude. Elle se regarde le sexe et prend la pose. Et s’essuie les pieds sur qui elle veut, quand elle veut.
Encore une fois, rien de nouveau sous le soleil. “Les Conventionnels, écrivait Chateaubriand, se piquaient d’être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux ; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l’espèce humaine.”
Laurence Simon
Le 15 août 2024
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